Femme écrite du cinéaste Lahcen Zinoun: Corps à corps dansé de l’écrit et de l’image
Extrait de l'article de Hélène Tissières (University of Texas at Austin)
Cet article analyse le film Femme écrite (Mouchouma), sorti en 2012, du cinéaste et danseur marocain, Lahcen Zinoun. Il traite d’une poétesse amazigh, marginalisée par sa profession de prostituée, au corps tatoué, inscription-écriture de son histoire et de l’Histoire. Il se base sur la démultiplication de la quête – mystique, historique, culturelle – par le biais du professeur Naïm, anthropologue, qui part dans les montagnes de l’Atlas enquêter sur Mririda N’Aït Attik, décédée vers 1930. Cherchant une comédienne pour le film qu’il souhaite tourner afin de rendre hommage à cette figure, il tombe éperdument amoureux d’Adjou Aït Ashaak, prostituée dans le même bordel où travaillait Mririda. On découvre peu à peu la signification de certains tatouages (images/signes), le danger d’effacer un tel patrimoine, le pouvoir des arts : peinture, écriture, littérature, musique, danse qui permettent d’atteindre d’autres sphères, d’aligner l’être avec les forces telluriques, d’inscrire la blessure pour la transgresser. En migrant d’une forme artistique à une autre, l’œuvre courtise l’exil et rappelle l’importance de valoriser les nombreuses facettes de l’identité marocaine et de déjouer les violences.
Lahcen Zinoun est né en 1944 dans un quartier populaire de Casablanca, à la cité Socica. Adolescent, il fait non seulement des études de musique dans des conditions difficiles, n’ayant pas, pendant longtemps, les moyens de s’offrir un piano; mais aussi de la danse dans un pays où l’ensemble de la société considère cet art comme efféminé. En 1964, ses études terminées et ayant obtenu le Premier Prix de danse du Conservatoire de Casablanca, il décide de partir pour Bruxelles afin de développer ses connaissances. Là, il rencontre Maurice Béjart qui le guide vers Sana Dolsky, une enseignante russe, et vers le Conservatoire royal de la Monnaie à Bruxelles, où il mènera un travail assidu qui lui permettra d’intégrer en 1965 le Ballet royal de Wallonie où, quelques années plus tard, il deviendra danseur étoile.
Hanté par le désir de contribuer au développement de la danse dans son pays, il décide de retourner au Maroc en 1973 avec son épouse, Michèle Barette, danseuse elle aussi, et ils enseignent tous les deux au Conservatoire de Rabat. Mais malgré leurs nombreux efforts, les difficultés perdurent ce qui pousse Lahcen Zinoun à repartir en Belgique. C’est en 1979 qu’il décide de se réinstaller définitivement au Maroc, créant à Casablanca l’Ecole Ballet Théâtre Zinoun où avec son épouse il forme de nombreux danseurs, malgré les innombrables préjugés rencontrés. Inspiré par les danses traditionnelles de son pays, dont certaines disparaissent peu à peu, il crée en 1985 la troupe nationale des Arts traditionnels qui associe des approches de nombreuses régions du Maroc. Dans ce but, il part avec sa troupe découvrir les pas et rythmes encore pratiqués dans les villages pour les incorporer à sa chorégraphie et choisit des danseurs d’un peu partout qui savent chanter, danser et jouer des instruments dans les règles de l’art.1 Le roi Hassan II qui eut vent du projet, l’appela à venir présenter son spectacle au palais. Mais l’invitation tourna vite au drame: comme le roi n’avait pas saisi l’enjeu visionnaire de l’artiste, il estima qu’il bafouait les règles en permettant à ses danseurs de s’inspirer de danses ancestrales provenant d’une région autre que celle du danseur de la troupe et il l’accusa d’en modifier le sens.
Les questions que l’on vient à se poser: pourquoi un tel acharnement à faire de la danse contemporaine dans un pays où le corps est soumis à tant de tabous? En abandonnant ce que l’Europe avait à lui offrir, n’allait-il pas perdre la possibilité de se réaliser pleinement et finir par s’engouffrer dans un long et rude combat?
International Journal of Francophone Studies Volume 20 Numbers 1&2
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