Commentaire de Mohamed Dahan
Le réalisateur marocain Lahcen Zinoun a organisé pour quelques journalistes et amis une projection de son film Femme écrite dont il vient de terminer le montage et l’étalonnage. C’est donc une copie de travail dite « copie zéro » que nous avons vue, avec quelques imperfections techniques, surtout au niveau de la bande son qui seront certainement corrigées avant la projection en salle et dans les festivals. Il est difficile de se faire une opinion après cette première projection, d’autant plus que le film est polysémique et contient de nombreuses références culturelles et ethnologiques qui demandent un déchiffrement attentif de la part du spectateur.
Lahcen Zinoun et son équipe n’ont pas opté pour la facilité et même ont fait preuve de courage et d’audace en abordant de front –et pour la première fois de cette manière dans le cinéma marocain- la question du corps de la femme et son inscription culturelle et les enjeux de pouvoir qu’il représente. Il faudra faire un détour par l’anthropologie historique et s’armer des outils des sciences humaines (sémiologie, psychanalyse et anthropologie des représentations et des croyances) pour analyser sérieusement ce film et en comprendre les multiples niveaux de signification. Du reste, les références anthropologiques sont explicites et nombreuses dans le film (clin d’œil à René Euloge au début du film, et hommage au générique de fin à Khatibi et Sijilmassi…sans oublier bien sûr M’ririda N’Aït Attik, dont Ajdou, la protagoniste principale est une sorte de double…). Nous voici donc prévenus, le film nous entraîne dans les vallées et les contreforts du Haut-Atlas où bien des ethnologues se sont essoufflés, depuis Robert Montagne jusqu’à Gellner et Berque, pour en comprendre les structures sociales et les productions culturelles et l‘imaginaire qui les sous-tend.
Le film se présente comme une enquête, celle du commissaire Ziad qui cherche à démêler le mystère de l’assassinat d’une jeune prostituée, originaire de la vallée de la Tassaout, dont on a trouvé le corps dans la maison de son amant, Naïm, avec des marques d’acide sur un tatouage qu’on a cherché à effacer dans le bas ventre de la jeune femme. L’hypothèse de l’implication de Naïm est écartée car il revenait d’un voyage à l’étranger quand le crime avait eu lieu…Le commissaire et Naïm se rendent dans le Haut-Atlas, dans le village qui abrite la maison close où la jeune prostituée exerçait son métier sous la protection d’un souteneur dont apprendra qu’il était son propre frère…Utilisant la technique du flashback, le réalisateur ressuscite le personnage d’Ajdou (admirablement interprétée par Fatym Layachi qui prouve par ce rôle sa maîtrise absolue du métier d’actrice, sans parler de sa beauté qui rayonne et subjugue littéralement le spectateur). D’autres personnages haut en couleurs, comme Omar Sayyed dans le rôle de Farouk, porte parole d’un islam puriste et inquisiteur, Raouiya, la tatoueuse qui distille douleur et délice sur le corps frémissant d’Ajdou….Par contre le grand acteur Ismael Abou Kanater, révélé dans le dernier film de Hicham Lasri The End dans le rôle de commissaire pur et dur de l’époque Basri, n’a pas habité son personnage d’amoureux inconsolable de manière convaincante…Il a manqué de lyrisme, et sa sensualité éplorée n’apparaît pas comme le laisse supposer l’histoire du film.
Le film est construit comme une partition musicale en cinq parties signalées par des intertitres : Bordel mystique, La tentation de la désobéissance, La nuit de l’erreur, Le pacte de la mort, L’autre qui est moi.
Il serait fastidieux de se livrer ici à une analyse serrée de chacune de ces parties. On peut cependant pointer quelques uns des thèmes traités par Zinoun, qui rappelons le a déjà montré sa prédilection pour des thèmes similaires dans son premier long métrage Beauté éparpillée. Dans ce premier essai qui fut un coup de maître il avait abordé le thème de la femme et de la création dans un contexte féodal et despotique…Dans Femme écrite il est question du corps de la femme comme enjeu dans une société où s’affrontent les idéologies et les codes culturels, du statut de l’écriture et de la manipulation des signes, de l’affrontement séculaire entre le sacré et le profane, de l’opposition du désir et de la norme, du thème du double et des cauchemars hérités de l’enfance dans une culture où la socialisation se fait dans la contrainte par corps. Vaste programme s’il en est. Zinoun s’est-il donné les moyens de son ambition ? Aux spectateurs d’en décider. Mais une chose est définitivement acquise avec ce film. Désormais il sera possible de filmer au Maroc Viridiana ou L’âge d’or sans trembler. C’est un acquis inestimable ! (A suivre).